Billet reprenant le contenu d'une brève interview accordée le 23 septembre à Céline von der Weid, sur la révolution numérique et ses impacts.
1/ Pour vous, qu’est-ce que la révolution numérique ?
Pour l’économiste que je suis, la révolution numérique apparaît d’emblée comme la troisième révolution industrielle des temps modernes. Rappelons qu’une première révolution industrielle, née à la fin du 18ème siècle, suite à l’invention de la machine à vapeur, a transformé les domaines de la mécanique et de la chimie ; puis qu’une seconde révolution industrielle, née à la fin du 19ème siècle, a démultiplié les effets de la première en utilisant de nouvelles sources d’énergie, l’électricité et le pétrole. Le train, l’automobile, l’avion ou la fusée sont les fruits emblématiques de ces deux révolutions. Enfin, une troisième révolution, dite numérique, est née à la fin du 20ème siècle, qui s’appuie sur une nouvelle grappe technologique associant les télécommunications, la micro-électronique et le logiciel. Internet incarne aujourd’hui cette révolution.
Cette perspective en termes de cycles technico-économiques est très utile, notamment pour analyser les crises d’adaptation qui marquent la transition d’un système sociotechnique déclinant à un système sociotechnique montant. Nous traversons actuellement une telle crise. Mais, si l’on s’en tenait à cette première approche, on manquerait la dimension fondamentale de la révolution numérique ! Pourquoi ?
Alors que les deux premières révolutions industrielles ont produit des outils, des prothèses de la main, la révolution numérique a produit Internet, c’est-à-dire un écosystème cognitif, une sorte de prothèse ubiquitaire du cerveau. Avec la révolution numérique, on s’extrait de la « technosphère », ou sphère de la technique, pour plonger dans la « noosphère » ou sphère de l’esprit. L’invention d’Internet est davantage comparable à celle de l’écriture ou de l’imprimerie qu’à celle de la machine à vapeur ou de l’électricité. Autrement dit, on ne fait pas que « se servir » d’Internet comme d’une machine qui nous serait entièrement extérieure ; on s’exprime, on pense, et donc on « est » à travers Internet qui, à ce titre, est un système englobant, un « objet global » au sens philosophique du terme !
2/ Quel est, d’après vous, l’impact du numérique sur nos vies actuelles ?
À objet global, impact global ! Il ne s’agit donc pas seulement de l’impact que pourrait produire l’usage d’un nouvel outil, mais de l’impact qu’exerce l’émergence d’un nouveau moule de cognition et de comportement ; à tel point que les digital natives n’imaginent même pas qu’un monde sans Internet ait jamais pu exister. Le social, l’économique, le politique ou l’éthique, toutes ces dimensions de l’activité humaine sont affectées par le numérique.
Voici un exemple de profonde transformation parmi bien d’autres, choisi, pas tout à fait au hasard (!), dans le registre économique. Le numérique a bouleversé la structure des coûts et des utilités. Le coût d’un service numérique est un coût fixe, indépendant du volume d’information, car le coût variable de traiter un mégabit supplémentaire sur un réseau de communication électronique est négligeable, une fois ce réseau installé ; de même, l’utilité d’un service numérique est fixe, car l’utilisateur est très peu sensible au nombre des unités qu’il consomme effectivement, seule important pour lui la faculté d’accéder au service d’une manière « illimitée ». Dans une telle économie numérique, une économie « d’abondance » où l’utilité et le coût sont plats, le prix doit également être plat, c’est-à-dire forfaitaire : on ne doit plus payer les joyaux numériques à l’unité, simplement s’acquitter d’un droit d’accès à la caverne merveilleuse d’Ali le Numérique.
Cette évidence technico-économique est vécue comme une « catastrophe » par les majors de la musique et du cinéma, dont le modèle d’affaires était jusqu’ici basé sur une rémunération à l’unité : aux yeux de ces « dinosaures » de l’ère pré-numérique, Internet n’est donc qu’une météorite tueuse, une diabolique machine de destruction de la valeur, une mer dangereuse infestée de pirates ! Puisse Darwin leur ouvrir des yeux, car une adaptation aux mutations de l’environnement est possible : l’adoption d’une licence globale pour les contenus protégés sur Internet permettrait à la fois la rémunération de la création artistique et une diffusion universelle des contenus !
3/ Quel sera l’impact du numérique sur nos vies d’ici cinq ans ?
C’est au-delà de cet horizon que la question devient vraiment ouverte et donc passionnante ! En effet, dans les cinq prochaines années, nous ne ferons vraisemblablement qu’assister à l’achèvement de processus qui sont déjà en cours ou en germe. Quelques exemples :
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l’essor des usages data sur smartphones et tablettes, avec des débits d’information voisins de 100 Mb/s, qui rattraperont donc ceux de l’internet fixe ;
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la généralisation de l’i-cloud, c’est-à-dire le déport dans des serveurs du réseau d’importantes bases de données, ainsi rendues accessibles de manière ubiquitaire et synchronisée ;
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le e-payment à partir d’un téléphone mobile, le téléphone devenant la nouvelle carte de crédit ;
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la télévision connectée à internet et donc l’estompement progressif des frontières, au sein d’un continent qui s’étend de l’audiovisuel linéaire traditionnel au partage de vidéos sur internet, en passant par la VOD ;
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et, surtout, le développement de l’internet des objets, la voiture ou le réfrigérateur devenant à leur tour des terminaux internet, donc animés d’une certaine intelligence, connectée à celle des internautes humains !
Et au-delà de cinq ans ? Gageons qu’après le quasi-achèvement de la convergence entre télécommunications, informatique et audiovisuel, une autre convergence aujourd’hui balbutiante, celle entre technologies de l’information, biotechnologies et nanotechnologies, aura commencé de produire ses premiers effets. L’internet des objets franchira la frontière de la peau et le corps humain deviendra ainsi piratable ! On comprend qu’une « digicologie », ou éthique du Développement Digital Durable (D.D.D.), sera alors devenue une impérieuse nécessité…