Juillet-Août 2013 - K-Way or no K-Way
10 août 2013. K-Way or no K-Way ?
C’est l’été, l’époque des balades pour les amoureux de la montagne. En me promenant régulièrement dans le massif des Bauges, où je réside désormais, je pense souvent avec nostalgie aux longues randonnées sur les sentiers de la Vanoise qu’affectionnaient tant mes parents. Ils les ont inlassablement pratiquées pendant une quarantaine d’années, été après été, depuis leur base de Tignes, nous y entraînant par tout temps, mes frères et moi.
Par tout temps… car, faut-il qu’il m’en souvienne, il n’était pas rare qu’au moment du départ, le ciel, incertain, porte en lui la menace de l’orage ou la promesse de l’éclaircie, selon l’intention qu’on voulait bien lui prêter. En pareille circonstance, ce dilemme shakespearien revenait invariablement : K-Way or not K-way ? Fallait-il, ou non, charger les sacs à dos avec des imperméables, dont nous ne pouvions savoir avec certitude s’ils allaient, ou non, sortir de leur astucieux auto-emballage au cours de la randonnée ? Immanquablement, ma mère recommandait une sage prudence : « Là, on risque très sérieusement la douche, donc on prend les K-Way ! ». Non moins immanquablement, mon père la rabrouait avec la douce fermeté dont il était coutumier : « Ah bon, tu crois cela, Perrine ? Allez, les enfants, nous partons sans les K-Way et, vous verrez, il va faire grand beau ! Ces quelques nuages matinaux ne donneront absolument rien, ils vont bien vite se dissiper ! ». Le chef ne pouvant avoir tort, nous partions systématiquement sans protection contre la pluie, malgré les grommellements de ma mère, qui laissaient mon père de marbre.
L’incertitude probabiliste finissant toujours par se dévoiler dans la fréquence statistique, nous étions « rincés » environ une fois sur deux, un peu moins souvent prétendait mon père (un point sur lequel nous reviendrons plus loin). Avec la même régularité alternée, le parent auquel le ciel avait donné raison, chacun dans son style, savourait son triomphe au retour de balade. Nous assistions donc à l’une des deux scènes suivantes. Lorsque l’orage avait éclaté, ma mère de s’écrier, tout en frictionnant les dos frissonnants de ses rejetons trempés : « C’est bien la dernière fois que je me laisse faire ! La prochaine fois tu m’écouteras ! C’est malin, tu es satisfait, je suppose ? Maintenant, on va tous attraper la crève ! ». Et mon père de suggérer, irénique : « Dis-moi, Perrine, si tu nous préparais plutôt une bonne raclette, car nous l’avons tous bien méritée, n’est-ce pas, les enfants ? ». Lorsque, au contraire, le temps avait viré au beau fixe, mon père de pavoiser : « Je vous l’avais bien dit : on ne prend pas de K-way et le soleil se montre ! Un peu de confiance, que diable ! Ah quelle belle journée, hein Perrine ? Si tu nous préparais une bonne raclette, pour fêter cela ? ». Et ma mère de grogner en déballant le fromage : « Pfff ! Pur coup de chance ! On aurait tout aussi bien pu prendre l’orage… et alors, tu peux me dire, hein, comment on aurait fait, sans les K-way ? ».
La trace de ce rituel estival est conservée dans ma mémoire comme un plaisant souvenir, dont l’évocation récurrente me plonge dans une agréable nostalgie. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais guère réfléchi en profondeur aux ressorts psychologiques qui animaient respectivement ma mère et mon père dans leur conflit bénin. Pour moi, cette querelle de théâtre ne faisait que mettre en scène la banale opposition entre le naturel pessimiste et prudent de l’une et le naturel optimiste et aventureux de l’autre. Mais, ça, c’était avant ! Avant que je ne découvre, à travers mes discussions avec le philosophe Jean-Pierre Dupuy, les secrets du paradoxe de Newcomb et la force de l’auto-transcendance, avant que je ne comprenne que le « principe d’audace », observé par mon père, ne saurait être réduit à la négation du « principe de précaution », observé par ma mère. Ces deux principes sont en effet de natures radicalement différentes : il serait erroné d’affirmer que l’un est le moteur des optimistes et l’autre, celui des pessimistes ; et beaucoup plus pertinent de voir en l’un le moteur des auto-transcendants et en l’autre, celui des fatalistes.
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