Novembre 2012

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25-11-2012. Smart cities

Mercredi dernier (21-11-2012), dans le cadre du conseil scientifique de GDF-Suez, j'ai présenté une réflexion sur le thème de la "ville intelligente" (smart city), à laquelle ont également contribué Dominique Bidou (consultant en développement durable) et Koenraad Debackere (Université catholique de Louvain). Voici schématiquement ce que nous avons commmuniqué lors du Conseil et qui ne présente aucun caractère de confidentialité.

1. Définition. Le concept de "ville intelligente" exprime une idée simple mais qui mérite d'être rappelée : celle d'exploiter les ressources informationnelles diverses et variées qui sont disponibles dans la ville, ressources d'ailleurs de plus en plus diverses et variées avec l'avènement du phénomène Big Data et la prolifération des capteurs et senseurs de toute sorte, dans le but d'améliorer l'organisation de la ville et la qualité de vie de ses citoyens. En bref, il s'agit de mieux utiliser l'information afin de mieux vivre dans la cité.

2. Verticalité et transversalité. L'approche "smart" se rapporte à toutes les composantes de la vie urbaine. On parle ainsi "d'environnement intelligent", lorsqu'il s'agit d'optimiser la gestion de l'énergie, de l'eau ou des déchets, de rendre les bâtiments écologiquement plus performants. On parle de "mobilité intelligente", lorsqu'il s'agit de l'organisation des transports en commun, de la fluidité du trafic automobile ou de l'occupation des places de parking. On parle de "gouvernance intelligente", lorsqu'il s'agit de l'accès aux services administratifs, de l'exercice de la citoyenneté, ou encore de l'information apportée aux habitants et aux visiteurs. On parle "d'économie intelligente", lorsqu'il s'agit de faciliter l'implantation d'industries ou de développer la fréquentation des commerces à l'aide des TIC (technologies de l'information et de la communication). On parle enfin de "vie sociale intelligente" lorsqu'il s'agit de santé, d'éducation, de culture, de loisirs, de tourisme, de sécurité, etc.. En bref, tout ou presque, dans la ville a peu ou prou vocation à devenir "plus intelligent" et l'approche smart se fixe un double objectif : faire mieux dans chacune des dimensions évoquées plus haut et, aussi, mieux coordonner ces différentes dimensions entre elles afin de faire mieux globalement ! Pour être vraiment smart, il faut donc agir à la fois verticalement et transversalement.

3. Quoi et où ? Le mouvement smart cities est aujourd'hui en plein essor, les projets et les réalisations se multiplient à travers le monde, sous des formes toutefois très contrastées. Nous proposons de distinguer quatre modèles.

- "Born smart" : en Asie et au Moyen-Orient, des nouvelles cités ou des nouveaux quartiers d'affaires sont créés de toute pièce, tels New Songdo en Corée du Sud ou encore Masdar dans les Émirats. Ces "artifices urbains" ont été construits au service d'une fiction épurée, l'homme écologique, mais jusqu'ici sans homme réel qui vive ! Seront-ils fréquentables, seront-ils habitables ?

- "Getting smarter" : en Amérique du nord et en Europe, plutôt que bâtir à partir de rien, l'approche dominante consiste à rendre plus intelligentes des villes déjà existantes, en particulier des villes historiques comme New York, Amsterdam, Londres, Barcelone ou Paris (dans la perspective du Grand Paris). Principale question posée : comment concilier rationalisation d'une ville et maintien de sa spécificité ?

- "Big, fast and smart" : en Chine, en Inde ou en Amérique latine, une forte croissance démographique et économique entraîne un développement explosif des zones urbaines. Comment l'intelligence peut-elle aider à maîtriser un développement aussi rapide, comment se manifeste-t-elle à une aussi grande échelle ?

- "Smart everywhere" : pourquoi considérer seulement les villes ? L'empreinte d'une ville n'est pas entièrement circonscrite par ses murs d'enceinte, elle s'étend à sa zone d'influence. Si la ville gagne en intelligence, alors ce surcroît de matière grise doit ausssi bénéficier à sa prériphérie et sa zone d'influence... Et au-delà : pourquoi pas, en effet, des villages intelligents, des campagnes intelligentes, des parcs naturels intelligent ? Si être smart devient un must, on ne peut accepter durablement une "fracture de l'intelligence"... pas davantage qu'on accepte aujourd'hui la fracture numérique.

4. Segmentation stratégique. Les quatre "modèles" de la typologie précédente présentent à l'évidence des caractéristiques très différentes. Les enjeux techniques, organisationnels, économiques ou sociétaux que soulève une approche "smart", ainsi que les besoins potentiels, ne sont clairement pas les mêmes, selon qu'il s'agit d'éco-villes aseptisées, de cités historiques au caractère marqué, de villes géantes et pervasives, ou de zones de densité moyenne ou faible. Pour un grand acteur industriel du secteur de l'énergie et de l'environnement souhaitant s'impliquer, la première étape consiste par conséquent à mener une segmentation stratégique de ce "marché" diversifié de "l'intelligence urbaine".

- Du côté de la "demande", quelles sont les principaux défis et priorités essentielles de chaque segment, s'agissant des diférentes "filières" verticales de l'approche smart (énergie, environnement, mobilité, etc.) et s'agissant aussi de l'intégration horizontale de ces filières.

- Du côté de "l'offre", quelles sont, pour chacun des segments, les opportunités les plus prometteuses, quel est le portefeuille des compétences, des développements et des outils nécessaires, quels sont les atouts internes, quelles doivent être les acquisitions externes, quels sont les partenariats les plus opportuns avec d'autres parties prenantes à ce "marché", notamment les acteurs du secteur des TIC ?

5. Les impasses. Trois dérives, très justement signalées par Philippe Aigrain et Daniel Kaplan, co-éditeurs de l'ouvrage collectif "Internet peut-il casser des briques" (2012), doivent être évitées par les concepteurs et acteurs de la ville intelligente.

- La "servicisation" : un projet de ville intelligente ne doit pas uniquement s'adresser aux consommateurs qui arpentent la ville, mais aussi aux personnes qui l'habitent, aux "urbains" ! Le projet ne doit pas seulement proposer une batterie de "super-applications" permises par la réalité augmentée et dont la vocation serait purement économique ; il doit aussi et surtout fournir des outils utiles aux individus agissant en tant que citoyens, êtres sociaux, résidents de quartier, etc.

- La "déshumanisation" : un projet de ville intelligente ne doit pas "oublier" le facteur humain ! Certes, il s'agit bien d'améliorer, de rationaliser, d'optimiser, mais ces objectifs d'ingénieur et de planificateur, aussi louables soient-ils, ne sont que des buts intermédiaires au service d'un but premier : augmenter le bien-être dans une perspective durable, améliorer la qualité de vie, enrichir la dimension humaine et sociale du "bien vivre ensemble", celle qui fait tout l'agrément d'une ville pour ses habitants et ses visiteurs.

- "L'angélisme" : un projet de ville intelligente peut très bien à la fois se montrer très séduisant sur le papier et se heurter à des résistances insurmontables sur le terrain. Entre la théorie et la pratique... il y a le pouvoir ! Or les rapports de pouvoir entre les acteurs de la ville sont transformés lorsque l'information est redistribuée, lorsque des bases de données sont ouvertes, lorsque de nouveaux accès sont créés. Les concepteurs de la ville intelligente ne doivent pas dénier ces mutations mais ils doivent au contraire les anticiper et s'appuyer sur elles.

Développons successivement ces trois aspects.

6. Le service n'est pas tout ! Une ville est certes une unité économique, mais elle est surtout le lieu d'expression d'enjeux sociétaux très sensibles : la cohésion sociale, la cohabitation entre ethnies, la souffrance sociale, les guettos, les cités, l'insécurité, le désintérêt pour la démocratie, la perte de vie culturelle, la disparition des magasins et des services publics dans cerains quartiers, etc. Un projet smart, pour être lui-meme smart (!), doit donc considérer la ville sous sa dimension émotionnelle autant que sous sa dimension rationnelle. Les smart grids qui innerveront les smart cities devront aussi contribuer à créer de nouvelles connexions sociales, susciter de nouvelles communautés, tisser des solidarités nouvelles, engendrer des confrontations nouvelles, etc. Or les TIC, technologies porteuses du smart, sont précisément les instruments adaptés pour fournir aux habitants-citoyens des données ouvertes (open data) et des plateformes en libre accès, qui leur permettront de "faire par eux-mêmes", c'est-à-dire d'animer, de manière décentralisée auto-organisée et collaborative, un processus "d'innovation participative".

Une ville véritablement intelligente est ainsi une ville dont les habitants se sont en partie "approprié" l'infostructure ; plus crûment dit, dont les habitants ont "piraté" cette infostructure ! Sakia Sassen, professeur à l'univesité Columbia, écrit fort joliment à ce sujet : "We must work at urbanizing technologies rather than use technologies that deurbanize the city. Technologies must be adaptable and the city must be hackable." Ajoutons ce jeu de mots parlant : les technologies "sans contact" contribueront à renforcer les contacts dans la ville ! En bref, "l'urbain" dans la ville ne doit pas être perçu comme un frein dommageable à la pénétration technologique car il est tout le contraire : il est le moteur du développement des villes intelligentes... pour peu toutefois que la technologie ne soit pas imposée à l'urbain et que l'urbain se saisisse de la technologie !

7. L'optimisation n'est pas tout ! La force d'une ville réside autant dans sa personnalité et dans sa spécificité que dans l'efficacité et l'optimisation de sa gestion. En conséquence, se focaliser exclusivement sur le dernier aspect risque de s'avérer rapidement contre-productif, en dégradadant le premier aspect : une ville parfaitement optimisée perdrait son charme propre ; un Montpellier optimal ne se distiguerait plus d'un Chateauroux optimal ! Un ville, pour mériter le qualificatif "intelligente", ne saurait devenir totalement "fonctionnelle" : même dans le cas d'une ville entièrement nouvelle comme Songdo ou Masdar, on ne conçoit pas qu'elle puisse être entièrement planifiée par avance puis automatiquement pilotée par quelque Big Brother, dictateur tout puissant placé aux commandes d'un poste central d'opérations. Une ville n'est pas un pur système cybernétique et, dès lors que demeurent quelques degrés de liberté, il est souhaitable que le maire reste un humain, qu'il ne cède pas sa place à un robot ! Les degrés de liberté s'expriment sous forme d'arbitrages.

- Premier arbitrage, la ville doit certes être "efficace", ce qui réclame de l'optimisation et de l'intégration, mais elle doit aussi être "résiliente", ce qui exige au contraire de la redondance et de la décentralisation. Dans le smart, la pérennité compte autant que la performance !

- Deuxième arbitrage, la ville doit certes être "stable", ce qui plaide pour l'exploitation dans la durée de systèmes techniques et informatiques pré-testés, éprouvés et donc peu évolutifs ; mais elle doit aussi être "innovante", ce qui appelle au contraire l'exploration dynamique de solutions originales et adaptatives. Dans le smart, l'agilité compte autant que l'intelligence !

- Troisième arbitrage (et non pas le moindre !), la ville doit certes être "vigilante", ce qui implique la mise en place de nombreux instruments d'observation, de mesure, de collecte et traitement de données ; mais elle doit être "respectueuse", ce qui impose une "neutralité bienveillante", une non-ingérence dans la vie privée des citoyens. Les caméras qui contôlent de trafic ou les compteurs intelligents sont des yeux très indiscrets ! Dans une démarche smart, la dimension éthique est donc fondamentale, afin que soient respectés les droits fondamentaux du citoyen, notamment en termes de protection de la vie privée et de sécurité des données personnelles... car ces droits sont très loin d'être "pré-inscrits" dans la technologie.

8. Les enjeux de pouvoir comptent ! Le jeu des responsabilités respectives et des positions relatives des différents acteurs de la ville - politiques, opérateurs de grands réseaux techniques, opérateurs de télécommunication, sociétés de service, industries et commerces locaux, citoyens, etc. - est remodelé (voire bouleversé) dans la ville intelligente, parce que le système de distribution et de circulation des informations y est changé. Si la vision caricaturale de l'optimisation pure était poussée jusqu'à l'extrême, alors le pouvoir serait totalement transféré du politique vers le technique et le nouveau maître de la cité serait quelque opérateur industriel. Mais ce scénario est très invraisemblable, pour deux bonnes raisons : d'une part, aucun acteur technique ne serait en mesure de maîtriser la complexité et de supporter le coût d'un système urbain entièrement globalisé ; d'autre part, l'appétence des citoyens pour la subsidiarité, la transversalité et la proximité créerait une telle force centrifuge qu'une organisation parfaitement centralisée serait fort heureusement insoutenable.

Quel est alors le scénario le plus vraisemblable ? C'est également le plus souhaitable : il consiste en la coopération créative d'entrepreneurs, de structures associatives, de communautés d'intérêt, de médias, etc., partageant une plateforme technique commune, et aussi des données et des logiciels, afin de réaliser des projets locaux créateurs de lien social ; ce que certains (comme Michèle Debonneuil) nomment "l'économie quaternaire" : aider des personnes âgées ou malades, échanger des objets et des services entre voisins, recréer des points de contact là où ils ont disparu, ressusciter une vie de quartier là où elle est menacée. En résumé, un scénario de "responsabilisation" des citoyens, de "prise en main par la base" (empowerment of the base), dont l'avènement repose crucialement sur l'ouverture des données, l'ouverture des réseaux, l'ouverture des applications, l'accès à des espaces de co-production, la formation du plus grand nombre à l'utilisation des TIC.

À défaut de développer cette dimension d'ouverture et à force de ne songer qu'à l'optimisation technique, on risquerait fort un cuisant échec, ainsi que l'exprime très fortement Daniel Kaplan (Fédération Internet Nouvelle Génération, FING) : "En négligeant de manière plus ou moins consciente la question du pouvoir, les projets smart nous font courir le risque de faire des réponses techniques les dernières béquilles sur lesquelles un modèle de développement à bout de souffle continue de s'appuyer pour ne surtout pas changer !"

9. Conclusion. De cette réflexion, il ressort principalement que, dans les projets smart, l'urbain et l'humain ne sont pas accessoires mais essentiels. Les systèmes techniques sont à leur service, et non pas l'inverse. La démarche smart doit donc se montrer "human-centric" et non pas "system-centric". Pour les grands acteurs industriels concernés cela comporte plusieurs conséquences importantes :

- ne pas agir verticalement dans les limites de son seul cœur de métier, mais agir transversalement dans le cadre de partenariats, de manière à embrasser les différentes composantes de la vie urbaine ;

- entreprendre une recherche sociale, mener des expérimentations et conduire des enquêtes de terrain, afin de mieux cerner la nature des "besoins", en se rappelant que la meilleure façon de savoir ce que veulent les gens n'est pas de le leur demander mais d'observer ce qu'ils font, une fois placés en situation !

- communiquer sur les projets et les réalisations en mettant en avant les valeurs sociétales du smart : "relier", "réunir", "vivre ensemble" sont des termes plus attractifs que "optimiser", "rationaliiser" ou même "rendre la planète plus durable" !

Dans ce dernier aspect, celui de la communication autour du smart, réside sans doute une des clés du succès de la démarche. Car, dans leur quête d'un bien-être accru, les individus ne raisonnent pas, pour la plupart, comme des économistes. Pour eux, maximiser le bien-être ne se réduit pas à privilégier la rationalité et rechercher l'efficience. Dans leur esprit, il s'agit plutôt de devenir plus "heureux", d'accéder à un plus grand "bonheur", quel que soient le sens multivoque donné à ces termes vagues. Allez, faites maintenant votre auto-analyse ! Dans quel état psychologique préférez-vous personnellement vous trouver ?

- Option 1 : vous sentir coupable de de pas être encore assez rationnel, assez "durable", assez smart.

- Option 2 : vous sentir enthousiaste à l'idée de devenir plus proche des autres, plus utile à la collectivité, plus impliqué dans des initiatives locales innovantes.

Gageons que vous n'avez pas majoritairement sélectionné l'option 1 ! Et pourtant, beaucoup de projets smart sont conçus et sont mis en œuvre exactement comme si vous aviez laisssé de côté l'option 2 ! Les considérants de l'option 1 sont évidemment très importants pour l'avenir de l'humanité, mais quitte à faire preuve d'un certain cynisme, ils seront sans doute plus facilement atteints si les considérants de l'option 2 ne sont pas négligés : un homme "heureux" acceptera en effet plus aisément de se montrer "rationnel" !

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